www.cairn.info/politiques-de-l-enquete--9782707156563-page-41.htm
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Cette duplicité s’est révélée particulièrement pénible à la fin de mon enquête quand je me suis rendue sur le terrain visiblement enceinte. Les militants, que je côtoyais depuis trois ans, étaient sincèrement heureux pour moi et voulaient des détails. Qui était l’heureux papa ? Comment allait s’appeler la « petite Padane » ? Je me suis alors entendue répondre, alors que je ne l’avais pas prémédité, que Maurice (le père de ma fille s’appelle Mostapha) était très content de la venue prochaine d’Elisabeth (ma fille s’appelle Yasmine). Ce mensonge spontanément sorti de ma bouche est intéressant parce qu’il souligne la force des normes régissant la sociabilité militante. Étant en toute fin de terrain, je n’avais pas besoin de mentir. Même si les padanistes n’auraient certainement pas apprécié mon choix de faire un enfant avec, selon leurs catégories, un « Arabe » donc présumé « musulman » et évidemment « intégriste », qu’est-ce que j’avais à perdre ? Ils n’auraient pas pu saboter mon enquête, elle était terminée. Si j’ai menti, c’est pour ne pas rompre la complicité qui régissait mes échanges avec les militants, pour rester dans l’ambiance « d’entre soi » qui caractérise ce milieu, ce qui implique de ne pas fréquenter certaines catégories de personnes. Si j’ai ressenti le poids de la norme partisane, au point de mentir pour ne pas m’exposer au jugement des autres membres du groupe, alors que je n’adhère pas à cette même norme, j’imagine à quel point elle doit influer sur le destin individuel des militants léguistes.
Dans un tel contexte politique et scientifique, il n’était pas aisé de prendre position vis-à-vis de mes enquêtés. Considérant qu’il est de toute façon impossible de ne pas choisir son camp, Howard Becker, dans un texte intitulé « Whose side are we on ? », appelle à prendre parti pour les dominés. Concernant des objets explicitement politiques, il résume ainsi la question : « Nous prenons le parti des opprimés (underdog) ; nous sommes pour les nègres et contre les fascistes » [Becker, 1967, p. 244]. Mais les oppositions ne sont pas toujours sisimples : et si les « fascistes » étaient aussi des dominés ? Dans mon cas, d’un côté, je ne peux que réprouver les opinions et actions politiques des léguistes et donc être contre les « fascistes ». De l’autre, me joindre au chœur unanime de dénonciations, sachant sur quels arguments elles sont fondées, me met mal à l’aise puisque, en bonne sociologue, je suis, comme Howard Becker, du côté des « dominés ».
La xénophobie va tellement de soi que j’ai eu droit lors de chaque entretien à des proposhaineux sur les immigrés et notamment sur les musulmans sans jamais les avoir sollicités.
Le problème de la « juste distance » est inhérent à toute enquête ethnographique [Bensa, 1995a]. Néanmoins, cette question se pose de manière accrue quand l’ethnologue « part sur le terrain » sachant que les personnes avec lesquelles il va travailler par « observation participante » représentent politiquement tout ce qu’il déteste. Certes, les relations avec les enquêtés peuvent être difficiles même quand l’ethnologue part sans a priori, voire avec un a priori positif. Mais quand on décide, comme je l’ai fait pour ma thèse [Avanza, 2007], de mener une enquête auprès des militants d’un parti ouvertement xénophobe, la Ligue du Nord (Italie), on sait avant même de commencer le terrain qu’il sera difficile de trouver la « juste distance ».
D’habitude, en Italie, je me déclare sociologue, toutsimplement parce que l’ethnologie est une discipline quasi-inconnue (parfois on a compris que je faisais de l’étymologie ou même de l’œnologie…). Mais, avec les léguistes, je craignais qu’étudiante en sociologie ne sonne trop « gauchiste » et j’ai donc préféré ethnologue. J’ai alors été très surprise de voir que mon premier interlocuteur et les suivants savaient ce qu’était l’ethnologie. Certains étaient même véritablement fascinés par la discipline. Pourquoi un tel engouement pour une discipline minoritaire dans le champ académique et méconnue du grand public ?
Cette posture, que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme « cynisme méthodologique » [2000, p. 428], n’a pas été un choix, elle s’est imposée à moi, en pleine enquête, comme la seule manière possible de me faire accepter sur le terrain sans pour autant me faire « embrigader » dans le mouvement. Je ne tire aucune fierté de cette duplicité, bien au contraire, et ce n’est donc pas pour mettre en avant ma grande capacité d’intégration, voire d’infiltration, que j’expose ici le récit de mon enquête.
En revanche, il m’est souvent arrivé, lors d’entretiens ou de dîners avec les militants, moments lors desquels peut se créer une empathie non empreinte d’éléments idéologiques, de me sentir fautive envers mes enquêtés qui me croyaient une alliée et donc, en quelque sorte, que je trompais aussi. Le fait d’abuser mes interlocuteurs, en effet, ne me paraissait pas automatiquement justifié par le fait que la Ligue est un parti xénophobe. Cette posture, qui est celle de la conflict methodology, se justifie, selon ses partisans, puisque le but est de démasquer des institutions puissantes (un anthropologue américain a fait semblant d’être un novice pour son travail sur une secte pentecôtiste, un autre s’est fait passer pour un malade dans un hôpital psychiatrique) [Punch, 1994]. Elle ne me semble pourtant pas éthiquement satisfaisante. C’est pourquoi, je me sentais aussi fautive envers ma discipline : alors que je donnais des cours de méthodes d’enquête ethnographiques à l’université et que j’expliquais à mes étudiants l’importance d’établir un« contrat » clair avec les enquêtés sans leur mentir sur la raison de leur présence sur le terrain, moi je faisais exactement le contraire.
Être confrontée à « l’autre » politiquement « répugnant » [Harding, 1991] m’a obligée à désenchanter l’image que je me faisais de la relation ethnographique et à mettre au jour des mécanismes qui restent souventsous-jacents dans des enquêtes « par empathie »
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